Notre collègue Omar Carlier nous a quittés le vendredi 22 octobre. Historien spécialiste du Maghreb en poste à Oran, Paris I et Paris VII, il a été membre du SEDET puis du CESSMA. Un ouvrage en son honneur rappelle l’importance de son apport : M. Corriou, M. Oualdi (dir.), Une histoire sociale et culturelle du politique en Algérie et au Maghreb. Études offertes à Omar Carlier, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
Ses funérailles auront lieu le vendredi 29 octobre vendredi 29 octobre à 14h30 cimetière sud d’Enghien, 25 rue de la Coussaye à Enghien-les-Bains (Val d’Oise).
Nos collègues Olivier Bouquet, Odile Goerg, Chantal Chanson-Jabeur et Faranirina Rajaonah évoquent le parcours original et la personnalité attachante d’Omar dans deux textes à sa mémoire.
In memoriam Omar Carlier
1er février 1969, « j’arrive en terre d’islam ». Omar Carlier a vingt-cinq ans tout juste. C’est son baptême de l’air. Il est frappé par cette découverte de l’Algérie, vue du ciel. Cette empreinte lui reste quand, dès ses premiers jours à Oran, il arpente la ville « nuit et jour », ou quand, à partir de 1976, et pendant une quinzaine d’années, il parcourt le pays « par cercles concentriques », autour de « camps de base ». Son diplôme de Sciences-Po et une licence de droit en poche, il est parti pour deux ans à Alger comme volontaire du service national. Il y restera plus de vingt ans.
« Je suis venu pour enseigner. Je vais commencer par apprendre ». À l’Université d’Oran, parmi ses étudiants, des jeunes, des fonctionnaires, des anciens du maquis, des quadras. À leurs côtés et avec eux, Omar apprend beaucoup sur les cadres politiques et l’action de l’Étoile Nord-Africaine et du Parti du Peuple Algérien. Il constitue tout un lexique. Déjà à Sciences-Po, il voulait travailler sur la genèse du nationalisme radical. Charles-André Julien l’en avait dissuadé – pour des raisons qu’Omar a analysées a posteriori. En 1971-1972, il se met en mouvement pour écrire le DES qu’il projetait. Une expérience d’archives fondatrice à Paris, aux côtés de Claude Collot, ancien enseignant en Algérie comme lui. Et puis une rencontre décisive : le docteur Bensmaïn, ancien sympathisant de l’ENA. C’est par lui qu’il rencontre Messali Hadj. Omar fait du terrain. Il fait avec les moyens du bord : souvent, il dort dans sa voiture, éreinté après une journée d’enquête, dans les garages, les cafés, sur les pas de porte. Il n’a pas toujours de quoi financer ses missions – il doit renoncer à travailler aux archives de Londres et de Washington.
Omar était un marcheur. Il marchait vite, sac à dos. Il était un enseignant. Il pouvait parler sans notes, des heures durant. Dans les colloques et les thèses, on n’arrivait pas à le faire taire. Il aimait écrire. Il avait du style, porté par une plume alerte et des accents bien à lui – un goût si particulier pour des adverbes (« derechef »). Une gouaille, le sourire bienveillant et l’œil vif. Il avait pris le temps pour construire une recherche patiente. Il gardait tout son temps pour lire et pour échanger. Il avait rédigé une thèse importante, un classique aujourd’hui : Entre nation et djihad. Le premier volume comprend 200 pages de méthodologie d’enquête orale. « Historiens à vos micros ? » (Ph. Joutard). Pas exactement : en général, ses interlocuteurs ne souhaitaient pas être enregistrés. Donc, il prenait des notes. Il en a toujours pris : dans les séminaires, il était l’un des seuls ER présents à écrire tout du long, autant qu’il écoutait.
Omar n’était d’aucune chapelle : il était revenu à Sciences-Po pour soutenir sa thèse, boucler la boucle et publier son travail (aux presses de la FNSP), conçu comme un « assemblage », entre réflexions théoriques et enquêtes de terrain. Recruté au département d’histoire de Paris 1, il intègre des éléments de ses « protocoles de recherche » à un cours d’histoire orale, proche de ceux de l’africaniste Claude-Hélène Perrot, qu’il transmettra ensuite aux historiens des mondes extra-européens de Paris 7. Avec les collègues du SEDET puis du CESSMA, il a étudié la ville, le sensible, les sociabilités. La question du corps (de l’incorporation) a occupé une place grandissante dans ses travaux.
Tous les ans, je donne à lire son « café maure » aux étudiantes et étudiants, article paru dans la revue de Braudel – l’un des « géants » sur les épaules desquelles il aimait se jucher comme il disait, avec Berque, Julien, Massignon, Rodinson, Grandguillaume, etc. L’article paraît en 1990. C’est un tournant dans le parcours d’Omar : il passe de l’histoire politique à l’anthropologie historique. Il vit ce qu’il voit et voit ce qu’il vit : « de l’islahisme à l’islamisme » (Cahiers d’études africaines), autre article lumineux : en 1992, qui comprend aussi bien qu’Omar ce qui se passe et d’où ça vient ? L’année suivante, il quitte l’Algérie – la « décennie noire » passée, il y reviendra souvent, avec son épouse : il en a acquis la nationalité, au début des années 1980.
Ce qui marque la grande densité de ses années 1990-1994, ce qui fait l’unité de son parcours pendant un demi-siècle, tient dans le titre des mélanges qui lui ont été consacrés en 2018 (M. Corriou, M. Oualdi, éd., 2018) : une histoire sociale et culturelle du politique. C’est bien de cela qu’il s’agit. La suite du sous-titre est géo-biographique : en Algérie et au Maghreb. L’histoire d’une « incorporation » d’un chercheur qui se tourne aussi bien vers l’Afrique que vers la Méditerranée orientale. Omar voit loin, bien au-delà d’un pré carré qu’il voudrait préserver après lui.
En 2013, quand il prend sa retraite, c’est à l’histoire ottomane qu’il pense, afin qu’on continue d’enseigner l’histoire du Maghreb, mais autrement, indirectement. Cela lui va. L’important, c’est qu’on continue d’interroger autour de lui et après lui les sujets qui l’obsèdent : « comment ça pense ? comment ça tient ? ». Professeur émérite, il est frappé par la maladie. Il ne gagnera peut-être pas la guerre dit-il, mais il « a bien l’intention de gagner quelques batailles ». Il relève le défi, bien plus qu’il ne l’espérait. Avec sa famille, parmi ses proches et au milieu de ses livres. Au CESSMA, il continue d’échanger sur ce qui se publie, sur ce qui se fait. Il nous manquera. Il restera avec nous.
Olivier Bouquet
Hommage amical à Omar Carlier, collègue et ami. D’une rive à l’autre. Connivences et convergences.
Omar Carlier : « Les hasards de la vie m’avaient amené sur la rive Sud, les vicissitudes de l’histoire m’ont ramené de l’autre côté » (« Devenir historien de l’Algérie … », p. 108).
Omar Carlier (1943-2021) nous a quittés le 22 octobre 2021. Pour ceux et celles qui l’ont bien connu, il était un brillant intellectuel mais aussi un homme généreux, attentif aux autres.
Nourri de sciences politiques autant que de sociologie, ancré d’emblée dans l’histoire ouverte à lui au collège par Lucie Aubrac, Omar Carlier a navigué du nord au sud, puis du sud au nord de la Méditerranée. Après des études cumulant sciences politiques, histoire et sociologie, il était parti en Algérie en 1969 comme VSNA, sans attache particulière pour ce pays. Il y était resté, s’était attaché à son histoire à laquelle il consacra dès lors ses recherches . Il y avait fondé sa famille, à Oran où il enseignait à l’université. Il quitta l’Algérie en novembre 1993, poussé au départ par les affrontements violents entre groupes islamistes et armée algérienne, cette « décennie noire » qui le mettait, lui et sa famille, en danger. De retour en France, Omar Carlier avait enseigné à Paris I puis comme professeur de l’histoire du Maghreb et du Proche-Orient dans l’UFR GHSS de Paris-Diderot de 2004 à 2013, affilié comme chercheur au CESSMA (1).
Dès son arrivée au CESSMA, il chercha à lancer des ponts et à faire la jonction entre les aires géographiques et les thématiques, n’étant en rien un homme des frontières, qu’elles soient disciplinaires ou épistémologiques. Ses orientations historiographiques et ses perspectives méthodologiques l’y portaient. Il pratiquait en effet une histoire politique attentive autant à l’archive qu’à l’enquête, points communs avec l’histoire du continent africain, dans sa dimension au sud du Sahara : l’oralité y côtoie l’écrit, approche qu’il partagea avec Claude-Hélène Perrot à Paris I puis avec les collègues du CESSMA. Son attrait pour l’anthropologie historique le rapprochait aussi des chercheurs des autres aires. Par ailleurs il renouvela largement l’histoire politique de l’Algérie en mettant l’accent sur le social, sous l’angle de la prosopographie ou de la micro-histoire. Il développa ainsi des études sur les sociabilités, masculines au « café maure » ou différenciées au « hammam ». Plus encore, il intégra la dimension du sensible, des représentations, du symbolique et du quotidien dans ses études.
Il mit à profit cette dimension pluridisciplinaire et ouverte pour dialoguer avec les histoires d’ailleurs, hors d’Algérie ou hors du Maghreb. C’est ainsi qu’il organisa un colloque les 15 et 16 décembre 2005, auquel participèrent de nombreux chercheurs du SEDET (ancêtre du CESSMA). Comme le note Faranirina Rajaonah :
« Parmi les heureuses initiatives d’Omar au sein du Laboratoire SEDET : les journées d’études sur "Le corps du leader", suivies d’un bel ouvrage. Dans l’esprit du Laboratoire, Omar a su fédérer ses collègues autour d’un thème transversal. L’Afrique, l’Amérique, l’Asie étaient représentées ».
Symptomatiquement, sur la couverture du livre, Le corps du leader. Construction et représentation dans les pays du Sud, figure une photographie de Nelson Mandela (L’Harmattan, 2008), sur lequel j’avais contribué.
L’intérêt commun pour le développement du cinéma comme loisir nous rapprocha et nous avons partagé de nombreuses discussions sur ce sujet, avec Morgan Corriou dont il dirigea la thèse : Un nouveau loisir en situation coloniale : le cinéma dans la Tunisie du Protectorat (1896-1956). Son « cinéma en Algérie à l’entre-deux-guerres. De la percée en ville européenne à l’émergence d’un public “indigène” » éclaire son intérêt, non seulement pour ce loisir, mais aussi pour les images, les sociabilités ou encore les lieux dans la ville (2) .
Omar Carlier était également actif au sein des Cahiers du GREMAMO, Groupe de Recherches sur la Maghreb et le Moyen-Orient, animé par Chantal Chanson-Jabeur. Ainsi, il publia « Un groupement idéologique : les premiers communistes algériens de l’émigration » (n° 4, 1986-1987), bien avant son intégration au CESSMA. Bien plus tard, il dirigea le n°20 : « Images du Maghreb. Images au Maghreb (XIXe-XXe siècles). Une révolution du visuel ? » (oct. 2010). Il contribua au dernier numéro paru, sur « Art et résistance au Maghreb et au Moyen-Orient de 1945 à 2011 » (n°23, nov. 2020), fruit de Journées d’Études Internationales organisées sur cette thématique. C’est là qu’il publia son dernier article : « Les musées du Moudjahid et de l’Armée : un site, deux récits. Note sur la politique mémorielle algérienne post-coloniale (1984-2010) ». Prolixe, avec son sens de la précision et sa rigueur, son article est le plus volumineux de la publication. Il renouvelait constamment ses sujets. Il y a peu de temps encore, des collègues algériens nous ont appris qu’il avait engagé de nouvelles recherches sur les « lycées franco-musulmans » en Algérie.
Par ailleurs, il anima de nombreux séminaires au CESSMA comme à l’EHESS et dirigea diverses thèses sur l’Algérie ou le Maghreb.
Intellectuel attentif au renouvellement thématique et ouvert aux disciplines, être pleinement "humain" et généreux, Omar Carlier a marqué de son empreinte non seulement les recherches sur l’Algérie mais aussi ceux qui le côtoyaient tant sa curiosité était grande pour les travaux menés par ses collègues.
Odile Goerg, avec Chantal Chanson-Jabeur et Faranirina Rajaonah.
1.Omar Carlier a laissé deux témoignages écrits sur son parcours :
« Retour vagabond sur une traversée de la mer », Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin (éd.) Le temps de la coopération. Sciences sociales et décolonisation au Maghreb, p. 81-108, Karthala-IREMAM, 2012.
« Devenir historien de l’Algérie : apprendre, explorer, transmettre, entre les deux rives », Une histoire sociale et culturelle du politique en Algérie et au Maghreb : études offertes à Omar Carlier, Morgan Corriou et M’Hamed Oualdi (éd.), p. 9-36, Publications de la Sorbonne, 2018.
2.In Morgan Corriou (éd.), Publics et spectacle cinématographique en situation coloniale, « Cahiers du CERES hors série », p. 37-67, Tunis, IRMC, n° 5, 2012.