Journées d’études organisées par le CESSMA
Axe 3 : « Marchandisation et émancipation
De la question sociale à la question environnementale »
17-18 novembre 2025
Bât. Olympe de Gouges, Campus Grands-Moulins, Université Paris-Cité
Formulée initialement par des auteurs et autrices latino-américain.es (Acosta, Gudynas, Svampa), la notion d’extractivisme s’est progressivement imposée au cours des deux dernières décennies comme un outil conceptuel critique pour caractériser le fonctionnement du système capitaliste globalisé et les inégalités territoriales qui en sont à la fois le moteur et le produit. Elle désigne à l’origine l’exploitation intensive de ressources naturelles (minières, agricoles, forestières…) de territoires périphériques pour fournir en matières premières les centres industrialisés de l’économie-monde capitaliste (Wallerstein) dans lesquels leur transformation produit de la valeur ajoutée. Ce système organisé repose sur une dissymétrie dans la création de valeur, et donc également dans la distribution du pouvoir et de la puissance : il fait corps avec les rapports de domination internationaux et en assure la reproduction. Au centre du système s’accumulent les richesses et le capital qui permettent d’alimenter un type de développement économique et social, d’entretenir un niveau de vie et de consommation élevé des populations. Dans les périphéries s’accumulent les nuisances et les effets négatifs que l’économie désigne comme des « externalités » : dégradation et/ou destruction de l’environnement (déforestation, pollutions multiples, épuisement des ressources), dépossession des terres, appauvrissement, violences politiques, déstructuration des rapports sociaux, culpabilisation et agression culturelle (idéologique).
Si la notion d’extractivisme est apparue récemment dans les débats intellectuels, elle s’enracine en particulier dans les approches d’inspiration marxiste (accumulation primitive du capital), redynamisées dans les années 1950-70 par les problématiques de l’articulation des modes de production (anthropologie économique) et celles des théories du sous-développement, de la dépendance et de l’échange inégal (Franck, Arrighi, Amin, Marini). Elle s’enrichit de l’apport de diverses écoles de pensée critique et de leurs croisements : les divers courants du féminisme, de l’écologie politique, de la pensée décoloniale.
Au niveau local, le terme « extractivisme » a été mobilisé pour désigner les transformations socio-écoterritoriales qui découlent du déploiement des dynamiques capitalistes en tant que modèle organisateur qui capte les ressources à son profit et détruit les systèmes symboliques socio-environnementaux des sociétés locales. De même, ce terme a servi de mot d’ordre politique pour les communautés locales et les mouvements qui résistent à ces transformations.
Outil conceptuel analytique, la notion d’extractivisme renvoie donc aux modalités d’exploitation des minerais et ressources naturelles par les puissances européennes au cours de la colonisation du continent américain, ainsi qu’à l’économie de traite établie dès le 15e siècle le long des côtes africaines (commerce triangulaire). Elle a l’avantage de souligner simultanément : la permanence d’un même schéma fondamental de captation voire de prédation des ressources dans une logique d’intensification et de rationalisation des modes d’exploitation ; l’extension constante des domaines sur lesquels elle s’exerce à mesure qu’évoluent les sources de production de la valeur et les moyens techniques, financiers et politiques d’en contrôler l’extorsion ; les métamorphoses du système mondial des rapports de domination économiques et géopolitiques dans lequel elle prend place.
Ce dernier ne peut plus être décrit comme une dualité Nord/Sud. Notons en particulier : que les processus de globalisation et de financiarisation de l’économie mondiale ont dissocié les territoires de production industrielle des centres financiers dans lesquels s’accumule la richesse ; que la part de la production industrielle – elle-même éclatée le long de « chaînes de valeur » dispersées géographiquement – n’a cessé de décroître au profit des services, puis de l’économie numérique, sous l’égide de la domination exercée par les marchés financiers. Ceux-ci sont animés par la recherche d’un profit maximal au moindre coût et au moindre risque.
Depuis les années 1990, l’extension du crédit jusqu’aux strates les plus pauvres des sociétés – par le biais notamment de la généralisation des dispositifs de microcrédit encouragées par les politiques de lutte contre la pauvreté – ont tendanciellement remplacé les modes d’assujettissement direct des travailleurs par une subordination qui repose désormais sur leur endettement et leur insertion dans le marché global.
Quant à l’essor de l’économie numérique, elle repose sur la constitution de big data. Les données personnelles des utilisateurs représentent une nouvelle ressource soumise à des logiques de prédation, dont l’extraction, le contrôle et l’exploitation par un petit nombre d’entreprises multinationales à l’échelle mondiale – les plus valorisées sur les marchés financiers, c’est-à-dire celles qui captent le plus efficacement les fonds financiers privés et publics – exemplifient l’extractivisme contemporain et l’extension des domaines sur lesquels il s’exerce. La compétition mondiale pour la captation de cette nouvelle ressource repose à la fois sur la maîtrise technologique, le contrôle des chaînes de fabrication des dispositifs techniques et l’approvisionnement en minerais qui lui sont nécessaires (terres rares), des investissements publics considérables en termes de construction d’infrastructures et de subventions, ainsi qu’une consommation d’énergie phénoménale. L’économie numérique permet en retour de nouveaux modes de contrôle et de surveillance des populations, ainsi que la diffusion d’idéologies politiques.
Une autre de ces métamorphoses contemporaines de l’extractivisme est la domination exercée à travers les discours et les stratégies sur la transition énergétique et la décarbonation. À cet égard, le terme « extractivisme vert » a été employé pour désigner l’instrumentalisation de la crise climatique et environnementale pour justifier, mettre en œuvre et approfondir/élargir les dynamiques d’extraction et d’exploitation. L’expansion d’un capitalisme dit vert est justifié par les injonctions à la décarbonation et à la préservation de l’environnement ; elle s’alimente des normes et régulations différentielles à l’échelle internationale qui organisent le transfert planétaire des dégradations environnementales et des violences politiques, en sens inverse de la circulation des actifs financiers. Citons comme exemple l’interdiction par l’Union européenne de l’usage de pesticides qu’elle produit, destinés à l’exportation vers le « Sud global », et notamment vers le Brésil où la déforestation, la dépossession des terres et l’agriculture intensive ne cessent de progresser (Bombardi) : il s’agit bien de produire des bénéfices financiers tout en externalisant les effets des agrotoxiques (selon le terme brésilien) pour intensifier la production de denrées agricoles destinées moins à l’alimentation de la population mondiale qu’à fournir l’industrie en matières premières, en commodities (par exemple pour la fabrication de biocarburants). Outre que la compétition entre grandes puissances s’intensifie pour l’accaparement des ressources en terres et en eau, pour le contrôle de l’extraction d’hydrocarbures et de minerais stratégiques (or, cuivre, aluminium, lithium, métaux rares, uranium…), elle s’étend à de nouveaux secteurs comme les parcs éoliens et solaires à grande échelle, ou les mécanismes financiers associés aux marchés des émissions de carbone.
La mise en évidence de l’extractivisme vert et des injustices environnementales qu’il produit constitue en retour un outil politique pour les luttes et les résistances qui tentent de s’opposer à ces dynamiques.
Ce concept permet d’engager des débats sur l’utilisation de cadres tels que le réchauffement climatique, la transition énergétique et la préservation de l’environnement dans les négociations internationales – éminemment conflictuelles et contradictoires – dans lesquels se développent actuellement les politiques économiques et les investissements. Il permet également de s’interroger sur des mécanismes tels que les marchés des « droits à polluer » (y compris les émissions de gaz à effet de serre), les systèmes de compensation pour les dommages ou la destruction de l’environnement (reboisement, réserves de biodiversité...), les dispositifs de « paiements pour services environnementaux », la division entre zones « utiles » destinées à une exploitation intensive destructrice des écosystèmes, et zones « préservées » dont les populations sont spoliées de leurs droits d’usage, ou encore la dualité de politiques publiques qui promeuvent l’agroécologie de la petite paysannerie familiale tout en favorisant le développement de grandes exploitations intensives par « l’agrobusiness » ou la production d’énergies renouvelables.
Cette journée d’étude a pour objectif d’interroger le caractère heuristique de la notion d’extractivisme comme outil d’analyse, en la confrontant aux situations que nous observons sur nos terrains de recherche et en l’examinant à la lumière d’autres notions (prédation, pillage, appropriation, accaparement, captation, extorsion). Comment la notion d’extractivisme nous permet-elle de comprendre ce que nous observons sur le terrain ? Comment les dynamiques que nous étudions s’insèrent-elles et sont-elles transformées par l’extractivisme capitaliste ? Quelles sont les formes de lutte, de résistance et de contournement observables sur le terrain et dans quelle mesure mobilisent-elles cette notion ? Quels sont les facteurs qui favorisent, ou au contraire qui handicapent, la prise de conscience des inégalités économiques et des injustices environnementales croissantes ? Dans quelle mesure les systèmes locaux de sexe/genre contribuent-t-ils à entretenir la dynamique du capitalisme extractiviste, ou au contraire à faire obstacle à son avènement et aux destructions qu’il provoque ? Comment la sexuation du travail et des rôles sociopolitiques s’intègre-t-elle à ces mécanismes globaux de domination et d’exploitation, ou permet-elle de dégager des ressources (économiques, sociales, symboliques, idéologiques, cognitives) pour leur opposer une résistance ?
Organisation
Laurent Bazin : bazinlaurent@wanadoo.fr
Sami El Amari : sami.el-amari@proton.me
Bérénice Girard : berenice.girard@ird.fr
Paola Jiménez de León : paola.deleon@politicas.unam.mx
Pour contribuer à ces journées
Les contributeurs/trices sont invité.es à nous envoyer une déclaration d’intention.
Dans un second temps, nous les invitons à nous transmettre pour le 15 octobre 2025 un bref résumé (une demi-page) pour que nous puissions établir le programme des journées.